Sous le froid mordant des premières heures, alors que les étoiles s’accrochent encore au ciel, des femmes courageuses se lèvent à des heures indues pour rejoindre les champs, trainant leurs pas sur la terre encore glacée. Elles avancent silencieuses, le poids du jour à venir déjà perceptible dans la brume matinale. Ce sont elles, ces mères et épouses, qui bravent le froid, les serpents et l’obscurité pour nourrir leurs familles. Elles sont les gardiennes de notre terre, celles qui, sous leurs mains usées, tirent de la terre une subsistance incertaine, mais pourtant indispensable. Leur lutte quotidienne est invisible pour beaucoup, mais pour nous, elle est un témoignage vivant de leur dévouement.
Ma mère, elle, ne se rendait pas aux champs dans ces heures précoces, mais elle portait la bravoure des femmes de Gandiol en elle. À la mort de mon père, c’est elle qui s’est retrouvée à porter seule la charge de la famille. Comme tant d’autres, elle n’a jamais voulu tendre la main. Plutôt que de se tourner vers les autres, elle a choisi de travailler la terre, de puiser dans ce sol tout ce dont elle avait besoin pour nous nourrir et nous élever. C’était une vie rude, une vie où l’incertitude de chaque récolte était omniprésente. Souvent, après des semaines d’efforts intenses, il ne restait plus grand-chose après avoir payé les frais, mais elle tenait bon, déterminée à ne jamais abandonner.
Être fils d’agriculteur n’a jamais été une honte pour moi, bien au contraire. C’était, et cela reste, une fierté profonde. Je me souviens des champs, des légumes qui y poussaient, des journées passées à travailler avec mes proches. C’était une vie modeste, certes, mais empreinte de dignité. L’agriculture, cette activité nourricière, a financé toutes mes études. De l’école élémentaire de Mboumbaye Gandiol à l’Université Gaston Berger, en passant par le CESTI, c’est grâce à cette terre et à ces efforts que j’ai pu avancer dans la vie. Chaque pas que je faisais sur les bancs de l’école était un hommage silencieux à cette terre et à mes parents qui avaient sacrifié tant pour que je puisse poursuivre mes rêves.
Mais ce métier, bien qu’il soit noble, est difficile. Il faut se lever avant même que le soleil ne se lève, affronter les serpents et les bêtes de nuit, traîner des seaux d’eau lourds sous un ciel encore étoilé. Les mains, abîmées par des années d’arrosage et de manipulation des outils, finissent par se fissurer, par être incapables de serrer la main à d’autres sans douleur. Les douleurs dans les os, dans la tête, dans le dos, sont constantes, accompagnées de la fatigue qui s’accumule jour après jour. Et même après tout cela, même après avoir veillé à chaque étape de la culture, les récoltes sont souvent vendues à vil prix, bradées lorsque les marchés sont saturés ou détruites par le bétail errant, les oiseaux ou les insectes qui ravagent tout sur leur passage.
Et pourtant, dans cette vie incertaine, les femmes restent le pilier central. Elles portent leurs enfants sur le dos tout en travaillant la terre, éveillées avant tout le monde, mais endormies bien après que le reste de la famille ait trouvé le repos. Ma mère, comme tant d’autres femmes de Gandiol, a travaillé sans relâche, assurant que nous ne manquions jamais de rien, même lorsque les temps étaient durs. Ces femmes sont le cœur battant de notre communauté, leur force est notre fierté.
Pourtant, cette terre qui nous a tant donné, cette terre qui nourrissait nos corps et finançait nos études, se meurt lentement. Avec l’embouchure creusée à Saint-Louis sous le régime de Wade, tout a changé. Nos terres, autrefois fertiles et généreuses, ont été englouties par la salinité. Gandiol a perdu ses champs, ses récoltes, son espoir. Le barrage de Diama a contribué à la catastrophe, modifiant les flux d’eau douce nécessaires à la survie de nos cultures. Les précipitations, elles aussi, sont devenues de plus en plus rares, aggravant encore la situation. Ce qui était autrefois un écosystème florissant s’est transformé en un paysage stérile, déserté par les oiseaux et vidé de ses promesses.
Je ne comprends toujours pas comment les autorités politiques de Gandiol n’ont jamais poursuivi l’État pour ce que je considère comme un véritable assassinat. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : l’État a tué l’économie de Gandiol, a tué nos terres, a tué nos moyens de subsistance. Nos champs, autrefois si riches en légumes, se sont éteints progressivement, tout comme l’élevage, alors que la ressource en eau douce se fait de plus en plus rare et que les produits halieutiques deviennent eux aussi plus difficiles à obtenir.
Mon cœur est empli de regrets et de nostalgie pour ce Gandiol qui produisait tant de fruits, qui nourrissait tant de vies. Je me souviens encore de la diversité des récoltes, de la générosité de la terre, des légumes que nous récoltions et partagions avec nos voisins. Aujourd’hui, il ne reste plus que des souvenirs, des échos d’un temps révolu où Gandiol était un véritable grenier pour nos familles. Mais malgré cette perte, nous, fils et filles de cette terre, portons en nous l’héritage de ces années de labeur, de cette dignité transmise par nos parents et nos ancêtres.
Que cet hommage soit une reconnaissance à tous ces agriculteurs et agricultrices, à toutes ces femmes comme ma mère, qui ont travaillé la terre pour que nous puissions, nous, leurs enfants, poursuivre nos rêves sans jamais oublier nos racines. Car même si Gandiol a changé, même si cette terre ne produit plus comme avant, elle continue de vivre en nous, à travers nos souvenirs, nos luttes, et nos espoirs.