Les soirées et les matinées de pêche au bord du fleuve Sénégal sont parmi les souvenirs les plus précieux de mon enfance. À l’aube, lorsque le jour se lève à peine, ou à la tombée de la nuit, quand les premières étoiles commencent à briller, je me trouvais souvent au bord de l’eau, boite de pêche à la main, prêt à m’adonner à ce rituel ancestral. C’était un véritable moment de communion avec la nature, une expérience où le temps semblait s’arrêter, laissant place à une tranquillité que seuls ceux qui ont partagé ces moments peuvent comprendre.
Les premières lueurs du jour révélaient un fleuve calme, presque immobile, comme s’il respectait le silence sacré de ces instants. Avec mes amis, nous nous installions en file indienne, nos regards fixés sur la surface de l’eau, guettant le moindre signe de mouvement. La pêche à la ligne, simple mais exigeante, nous apprenait la patience et l’attention aux détails. Chaque frémissement de l’hameçon, chaque légère résistance du fil, était une promesse de succès, une excitation qui montait à mesure que le poisson se débattait pour échapper à son sort.
C’était dans ces moments que je ressentais le plus intensément la beauté et la puissance de la nature. Lorsqu’il pleuvait, le fleuve se transformait en un tableau mouvant, où chaque goutte d’eau dessinait des cercles éphémères à la surface. La pluie, loin d’être un obstacle, apportait une nouvelle dimension à nos parties de pêche. Les poissons, sentant le changement, se déplaçaient en masse, défiant nos compétences et testant notre détermination. Ces créatures rusées, enjouées, semblaient se jouer de nous, et pourtant, chaque capture était une victoire qui valait toutes les peines du monde.
La pêche, pour moi, n’était pas seulement une activité, mais une véritable passion, une manière de m’évader du quotidien. Mes amis riaient souvent lorsque je disais que j’allais pêcher avec mes habits de bureau ou de cérémonie, mais ils ne comprenaient pas que pour moi, la pêche était bien plus qu’un simple passe-temps. Ce n’était pas une distraction du dimanche, mais une vocation, une façon de rester connecté à mes racines, à ce fleuve qui faisait partie intégrante de ma vie.
C’est au bord de ce fleuve que j’ai souvent ressenti le sentiment d’être coincé entre deux infinis : l’infini bleu du ciel au-dessus de moi et l’infini bleu du fleuve en contrebas. Ces deux vastes étendues, miroirs l’un de l’autre, semblaient me rappeler l’immensité du monde et la petitesse de l’homme face à la nature. Il y avait quelque chose de profondément apaisant dans ce double infini, une sorte de réconfort dans l’idée que le fleuve et le ciel seraient toujours là, bien après que nos histoires humaines ont disparu.
Mes lectures m’ont souvent accompagné dans ces réflexions. Dans Le Vieil Homme et la Mer d’Ernest Hemingway, j’ai trouvé une résonance avec mes propres expériences. Le vieil homme, seul au milieu de l’océan, luttant contre un marlin gigantesque, incarne ce combat éternel entre l’homme et la nature, un combat où le respect et l’admiration remplacent l’hostilité. De même, Le Silence de la Mer de Vercors évoque ce calme trompeur de la nature, qui cache souvent des tourments intérieurs, un parallèle avec les émotions ressenties lors de ces longues heures de pêche.
À Gandiol, la pêche était plus qu’une tradition, c’était une nécessité pour certains, un mode de vie qui cohabitait avec l’agriculture et l’élevage. Mais le déplacement de l’embouchure du fleuve a chamboulé cet équilibre délicat. La salinité croissante a rendu nos terres moins fertiles et nos eaux moins riches en poissons. Malgré tout, nous continuons à pêcher, à vivre de cette nature qui nous a tant donné, tout en sachant que chaque partie de pêche est un acte de résistance, un témoignage de notre attachement à cette terre et à ce fleuve.
Ces souvenirs de pêche au bord du fleuve Sénégal sont pour moi bien plus que de simples moments de plaisir. Ils sont le reflet d’une époque, d’un lien profond avec la nature, et d’une lutte pour préserver notre héritage. Chaque poisson capturé, chaque matinée passée au bord de l’eau, est un rappel de la beauté brute de la vie, une leçon d’humilité face à ces deux infinis qui m’ont appris à voir le monde avec des yeux émerveillés.