En direct du Gandiol (sous mon arbre à palabre)- Suite – Aujourd’hui, je ne peux m’empêcher d’être ému en pensant à la façon dont la technologie a transformé notre rapport à la connaissance. Plus de vingt ans après mes années à l’école coranique, j’ai désormais une application qui me permet de lire et de mémoriser le Coran. Lorsque j’ai montré cela à Oustaz Djibril, mon ancien maître coranique, il n’en revenait pas. Je lui ai expliqué que tout le Coran tenait désormais dans une simple tablette, grâce au numérique. Il m’a regardé, surpris, comme s’il voyait une autre dimension de ce qu’il m’avait enseigné. Ce moment a marqué une rencontre entre deux époques, entre la tradition et la modernité que nous n’aurions jamais pu imaginer dans les ruelles poussiéreuses de Gandiol.
Je me revois encore, parcourant ces rues avec mes amis d’enfance. Nous étions une dizaine d’enfants, courant sans souci du lendemain. Chaque matin, sauf les jeudis et vendredis, nous partions pour l’école coranique de l’Oustaz Djibril. Cette école, faite de murs simples et de nattes étalées sur le sol, était pour nous un lieu sacré. Là-bas, nous apprenions le Coran, tout comme Samba Diallo dans L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane. Notre maître, comme Thierno dans le roman, était sévère et inflexible. Il utilisait des branches trempées dans l’eau pour nous corriger, nous poussant à respecter la tradition.
Mais déjà, en nous, une tension naissait. Comme Samba Diallo, nous étions tiraillés entre deux mondes : celui de la tradition, représenté par l’école coranique, et celui de la modernité, que nous commencions à apercevoir de loin. Mes camarades et moi ne le disions pas, mais nous sentions que le chemin de la vie ne serait pas aussi simple que celui que nous parcourions chaque jour pour aller à l’école.
Mouhamed, l’un de mes amis les plus proches, était peut-être celui qui ressentait le moins ce tiraillement. Il vivait avec une naïveté et une gentillesse qui le rendaient spécial. Mais la mer l’a emporté trop tôt. Sa disparition m’a bouleversé, tout comme la mer a englouti tant de rêves dans notre village. Je me souviens encore de lui, sur la plage, les yeux tournés vers l’horizon. Il rêvait d’une vie meilleure, loin des difficultés du quotidien. Mais comme tant d’autres avant lui, il a été rattrapé par le destin.
Quand ma mère a décidé que je devais aller à l’école française de Mboumbaye, c’était un moment charnière, comme pour Samba Diallo quand il a quitté Thierno pour rejoindre l’école des Blancs. Elle a fait ce choix difficile pour moi, convaincue que c’était la meilleure voie, malgré les craintes de notre village. Là-bas, à Mboumbaye, tout était différent. Les enseignants comme Daouda Sow nous ouvraient les yeux sur un autre monde, un monde que nous ne connaissions pas. Je me souviens de ces moments où il nous faisait poser des questions, réfléchir, et sortir de nos idées habituelles.
Mais, comme dans Le Lac de Lamartine, “Ô temps, suspends ton vol”, j’aurais voulu que ces moments d’insouciance et d’amitié restent figés dans le temps. Que la vie ne nous disperse pas comme les feuilles emportées par le vent. Pourtant, tout comme les vagues finissent toujours par effacer les traces sur le sable, le temps a fait son œuvre, nous séparant les uns des autres. Les chemins que nous empruntions pour nous rendre chez Oustaz sont devenus impraticables, comme les souvenirs qui s’estompent avec les années. Tout cela, comme dans le poème, me rappelle l’impuissance que nous ressentons face au passage du temps, ce “temps jaloux” qui dévore tout sur son passage.
Ces années passées entre l’école coranique et l’école française m’ont façonné. Comme Samba Diallo, j’ai grandi avec cette tension entre les traditions de mon village et la modernité de l’école. Aujourd’hui, je sais que ces deux mondes font partie de moi. Ils se complètent, malgré leurs différences.
Et à chaque fois que je repense à Gandiol, à mes amis, à ma mère, je me dis que c’est dans cet équilibre, entre passé et avenir, que se trouve notre véritable force.