Une solution sénégalaise inventée par des Sénégalais, des dépôts, envois et retraits tous gratuits, un service client à l’écoute, un condensé de facilités pour simplifier le quotidien des usagers …, les arguments ne manquent pas pour faire de KPAY l’application du moment, et certainement, du futur. Mais une telle stratégie, fondée sur le “zéro franc CFA” est-elle viable ? Ne constituerait-elle pas un danger pour le petit marché des fintechs au Sénégal ? Les experts sont divisés, mais avec une conviction commune : le nouveau-né du secteur vient avec l’avantage de challenger ses ainés, même sans aucune innovation.
Les 1 % de Wave Mobile Money avaient scandalisé certains observateurs curieux de savoir comment l’Américain devait vraiment faire pour s’en sortir. Avec l’arrivée de KPay sur la place, ils vont sûrement se jeter dans l’Océan. Ah oui, la solution qui se dit purement sénégalaise (reste à savoir si c’est un argument qui passe) met sur la table du “zéro partout” avec des dépôts, envois et retraits ne nécessitant aucun centime. L’expert en régulation des télécoms et fintechs El Hadji Babacar Bâ ne cache pas sa préoccupation. Pour lui, les gendarmes des secteurs financier et télécom (BCEAO & ARTP) doivent regarder de plus près cette situation. “Certes au niveau de l’ARTP, il y a une disposition réglementaire qui encadre les services offerts par les opérateurs. Par contre, ajoute-t-il, “le régulateur doit encadrer les tarifs de transfert d’argent pour éviter, surtout avec certains multinationales, des situations de dumping financier ou la disparition de certains acteurs du marché“, tout en se disant convaincu que “l’’Etat doit protéger les acteurs de l’écosystème du numérique avec ces pratiques anticoncurrentielles qui ne sont pas pérennes et qui ne favorisent pas la création d’emplois intermédiaires”. Ce Sénégalais basé à Montréal invite à une grande concertation entre les deux régulateurs afin de prendre des dispositions idoines pour une meilleure prise en charge des intérêts de toutes les parties prenantes : Etat, opérateurs et consommateurs”.
Une position moins tranchée chez d’autres spécialistes
Si l’Expert en régulation, qui a travaillé comme Coordonnateur de programme du Centre d’Excellence Francophone de l’Union Internationale des Télécommunications (UIT) en Afrique, se montre exigeant sur le fait que ce marché, très porteur, doit faire l’objet d’une saine concurrence pour la pérennisation de ce segment de marché et de l’ensemble des acteurs, certains de ses pairs semblent avoir une petite sympathie pour le nouveau venu. C’est le cas de ce responsable de haut niveau dans le monde de la régulation bancaire, qui, en précisant que “la tarification n’est pas réglementée” et que “la concurrence est libre”, soutient que “Kpay est juste une plateforme de transfert d’argent” qui “contribue seulement à l’accès aux services financiers mais pas à leur utilisation car elle s’arrête aux transfert et retrait”. Toutefois, l’intéressée n’écarte pas l’éventualité que ça puisse “pénaliser le marché”. Dans tous les cas, note un agrégateur, « de plus en plus, les taux vont baisser et la valeur va se trouver ailleurs. L’autre angle, c’est que ça va obliger les différents acteurs à travailler sur d’autres maillons de la chaine et c’est là que nous allons voir beaucoup de nouveaux services se développer, en l’occurence tout ce qui est crédit, assurance, épargne rémunérée”, note la personne qui a requis l’anonymat, avant de conclure que “ce sont des choses que les acteurs seront obligés de développer, parce que, sinon, il n’y aura pas d’autre choix ».
Et si le zéro partout” cachait mal du “zéro innovation” ?
En réalité, enchaine un autre acteur du secteur, “vendre à zéro n’a jamais été une innovation. Docteur Ibrahima Kane, CEO de la fintech Kalpay, a une autre lecture et pense que la gratuité pratiquée par KPay pourrait juste être un “produit d’appel” avec “d’autres produits derrière”. Mais pour lui, c’est simple : « Le taux zéro, s’il se concentre seulement sur le Mobile Money, ce n’est pas possible”. “Peut-être qu’ils visent les transactions B2B”, se demande un autre directeur général, persuadé lui aussi que “la gratuité est toujours dangereuse” avec un “modèle de monétisation” qui “reste flou”, tout en minimisant : “ils n’ont pas de réseau de distribution. C’est normal”.
Un réel challenge pour les acteurs du marché dont l’Etat gendarme
« Est-ce que les acteurs actuels seront en mesure d’apporter de la valeur autrement”, ajoute l’agrégateur interrogé, avec une position qui a le mérite d’être claire et précise : Très clairement, si on veut que les acteurs continuent d’exister, il faut générer des revenus autrement et c’est là qu’une collaboration avec les fintechs(…) va être indispensable parce que personne ne saura développer tout cela tout seul”. De son côté, El Hadji Babacar Bâ milite fortement pour la mise su pied d’une “Haute Autorité de la Concurrence pour accompagner nos institutions de Régulation”, puisque, selon lui, “notre loi N° 94-63 du 22 août 1994 sur les prix, la concurrence et le contentieux économique ne répond plus aux exigences actuelles de notre économie. Aussi, semble-t-il rappeler que tout le monde a été pris de court avec “ce phénomène des fintechs au Sénégal” qui “a connu le même phénomène que l’avènement de l’Internet et de la téléphonie” et personne n’y croyait”. Aujourd’hui, sensibilise-t-il, “le système bancaire connait beaucoup de difficultés car le marché de la banque mobile a conduit à réduire le gap de la bancarisation des populations”.
KPay va-t-elle tenir avec la stratégie du “zéro partout” ? Jusqu’à quel niveau ? Avec quelles conséquences ? Quels challenges pour les “concurrents” ? L’application va-t-elle s’intéresser à d’autres segments de marché comme l’épargne et le crédit ? Le régulateur bancaire va-t-il continuer à soutenir qu’il n’y a rien de grave à signaler ? S’il y a un sujet qui crée des divergences de vues, dans le Sénégal des fintechs, c’est bien celui-la.