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Ibrahima Nour Eddine Diagne, économiste et expert en transformation digitale : “Autoriser les manifestations ou les encadrer est plus salutaire que pénaliser toute une économie en opérant des restrictions sur l’Internet. “

Ibrahima Nour Eddine Diagne, économiste et expert en transformation digitale : “Autoriser les manifestations ou les encadrer est plus salutaire que pénaliser toute une économie en opérant des restrictions sur l’Internet. “

Expert reconnu de la science économique, auteur de plusieurs publications sur le commerce électronique et le développement en Afrique, initiateur des Mardis du Numérique, puis de la Rentrée Numérique, Ibrahima Nour Eddine Diagne n’est plus, depuis longtemps déjà, quelqu’un à présenter au sein de l’écosystème technologique international.  Son expertise sur les questions de transformation digitale, de facilitation du commerce, d’intégration régionale, de conduite du changement ou encore des relations internationales l’a porté jusqu’au très prestigieux poste de Rapporteur pour l’Afrique de la United Nations Center for Electronic Transactions qu’il a quitté en avril 2019. Dans cette interview, l’Administrateur général de GAINDE 2000 livre son regard sur les restrictions d’Internet au Sénégal et leur impact dans tous les secteurs de l’économie, non sans plaider, de nouveau, pour la mise en place d’Observatoires, pour mieux les mesurer. La startup Act et le maintien des talents sont également au menu.

Le Tech Observateur : L’actualité a encore été marquée par les restrictions de l’Internet mobile décidées par l’État du Sénégal, suite au report de la présidence par Macky Sall. Comment comprenez-vous la persistance des autorités ?

Ibrahima Nour Eddine Diagne : Je pense qu’on ignore la part du digital dans l’économie et c’est inquiétant parce que pour un pretexte de nature politique, on prend une décision qui impacte très négativement l’économie et du social. En effet, nos pays sont aujourd’hui économiquement très dépendants du numérique. Tous les secteurs sont concernés. Si on considère par exemple la santé, sans internet, des patients ne recevront le conseil de leur médecin ou leur ordonnance. A la pharmacie ils ne pourront pas payer via le mobile money, etc. Ainsi, il semble évident qu’on sous-estime l’ampleur et l’importance du digital à la fois dans l’économie mais aussi sur la stabilité de notre pays dans la mesure où toute l’économie de l’entraide repose les transferts et paiements digitaux.

Ainsi, voir les choses uniquement sous l’angle de manifestations interdites et penser que la sécurité est menacée lorsque le digital est ouvert, est un digne qui révèle qu’on appréhende mal tout ce qui est déterminé par le digital dans l’économie et dans stabilité sociale du pays. Ce n’est pas parce que les gens ne savent pas ce qui se passe  qu’on aura plus de sécurité. A bien y réfléchir, c’est même quand on n’a pas accès à l’information qu’on s’expose justement à l’insécurité.

J’avais d’ailleurs rédigé, à l’époque des premières coupures d’Internet, une contribution pour dire que la première fois, on pouvait comprendre que l’État n’avait pas les outils de mesure de l’impact de telles restrictions. Je trouve que c’est  dommage pour un pays comme le Sénégal, aussi fragile et où l’économie solidaire est quelque chose qui stabilise justement le social, que l’État décide, sans préavis, de couper l’Internet mobile. Je ne peux pas vous dire, personnellement, les contraintes que cette coupure inattendue a eues sur moi. En revanche, sur le plan professionnel, c’est au moins 40% d’activités en moins à chaque fois que ces restrictions sont décidées. Donc, il est établi, et tous les acteurs économiques en conviennent, que les restrictions inopinées d’Internet ont des effets très négatifs sur l’activité économique.

Le Tech Observateur : La connectivité est au cœur de toutes les stratégies digitales dans notre pays et en même temps, l’on hésite pas à freiner Internet. Une contradiction à vos yeux ?

Ibrahima Nour Eddine Diagne : Si aujourd’hui il fallait couper l’électricité pour mettre le pays en sécurité, vous pensez qu’on l’aurait fait sur une période de 24 heures ? Vous pensez qu’on mettrait les dispensaires et les chambres froides à l’arrêt ? Tout le monde a compris que quelque soit l’enjeu, on ne doit pas couper volontairement l’électricité de tout le pays pour une question liée à des marches interdites ou pas.

ca devrait être  la même chose pour l’internet. Peut etre  pour ce qui est de l’électricité, on connait l’impact que cela pourrait engendrer et que pour l’internet on lignore.

On pourrait penser  que l’internet c’est juste un petit luxe alors qu’aujourd’hui, c’est une déterminante de la vie sociale et de la vie économique de tout pays.

J’avais proposé  à l’époque qu’on mette en place des observatoires pour mesurer ces impacts et lorsque les décideurs sont autour d’une table et qu’il y ait une menace sécuritaire, qu’ils puissent  savoir que s’ils procèdent à des restrictions de l’Internet, voici  les dégâts économiques qui pourraient en decouler. En effet, une journée sans Internet, c’est de nouveaux pauvres, de nouveaux chômeurs et de nouvelles personnes plongées dans la précarité.  

Le Tech Observateur : Dernièrement, vous avez plaidé pour des observatoires. Ça veut dire quoi exactement ?

Ibrahima Nour Eddine Diagne : En fait, on manque d’éléments pour mesurer l’impact du numérique, à la fois sur l’économie et sur le social. Souvent, on agite le chiffre d’affaire des opérateurs ou le nombre de kilomètres de fibre optique, etc. Les indicateurs que nous avons ne sont pas des indicateurs d’usage, ceux sont plutôt des indicateurs d’infrastructures. Nous ne savons pas répondre à la question suivante:  combien coûte une journée sans Internet au Sénégal? La seule réponse que les gens pourraient donner, c’est la perte de chiffre d’affaire des opérateurs alors que cet indicateur ne représente absolument rien par rapport à ce que l’économie perd en réalité.

Une étude de l’Université d’Oxford qui date de cinq ans ou plus avait fait ressortir que le poids du digital dans une économie comme l’Angleterre, représentait 33% du PIB. Peut-être même qu’aujourd’hui, ça représente beaucoup plus. Les finances sont digitales, de même que l’assurance, le transport, la santé, le tourisme…  car  tous ces secteurs roulent avec un intrant digital. Donc, si on coupait en Angleterre l’Internet pendant une journée, on couperait près de 40% de l’économie britannique à l’échelle d’une journée. ça se chiffrerait en milliards de dollars.

Le Tech Observateur : Beaucoup estiment évidemment qu’il y a un manque à gagner énorme en jeu. Les victimes seraient fondées à exiger des réparations financières ?

Ibrahima Nour Eddine Diagne : Absolument, ce serait tout à fait justifiable. Mais serait-il pertinent de pousser l’État à indemniser ? Il n’y a pas que les opérateurs qui sont victimes de ces restrictions, mais bien tous les acteurs économiques. Moi, je préfère discuter avec un État qui va mettre en place des logiques inclusives pour protéger l’économie digitale plutôt qu’un état qui indemnise . Si la sécurité est menacée, nous sommes tous concernés et volontaires pour que des mesures soient prises pour la faire prévaloir car sans sécurité il ny a pas d’économie.

Autoriser les manifestations ou les encadrer est plus salutaire que pénaliser toute une économie en opérant des restrictions sur Internet. Pour en revenir à votre question, l’Etat n’a pas les moyens pour une indemnisation globale de tous les impactés. En revanche, l’Etat doit nécessairement considérer le fait économique dans toutes ses prises de décision liées à la restriction de l’Internet. On peut pourrait se limiter à  des restrictions ciblées, sélectives, calibrées sur des créneaux horaires, des zones géographiques ou sur des outils et des contenus en cas d’extrême tension sécuritaire.

 Ces mesures modulées pourraient produire l’effet recherché en matière de sécurité sans pour autant anéantir l’économie.

Le Tech Observateur : Toujours sur ces aspects économiques, les startups attendent toujours l’opérationnalisation de la Startup Act. Vous pensez que ça pourrait faire bouger un peu les lignes ?

 Ibrahima Nour Eddine Diagne : Cette loi a été votée et  n’est pas encore opérationnelle.  Cela révèle encore une fois une certaine incohérence. Ce type de lois, lorsqu’elles sont actées, c’est qu’elles relèvent d’une urgence et donc on peut s’étonner que leur application prenne autant de temps. Cette loi sur les startups à  fini pas être oubliée par ceux pour qui elle a été votée. Ceux qui l’attendaient pour investir ont dû changer leur plan et sans doute, ont traversé des périodes difficiles en tant qu’entrepreneur. Moi je pense qu’il vaut mieux n’avoir aucune loi que d’avoir des lois inopérante  qui restent dans l’antichambre, coincée entre des décrets et des arrêtés d’application qui peinent à être  disponibles.

Parfois, il vaut mieux ne pas avoir de loi et fonctionner tel quel, que d’avoir des lois qui ne sont pas opérationnelles. Des pays comme le Rwanda et le Maroc ont montré la voix avec une  cohérence dans leur démarche vis-à-vis du numérique.

Le Tech Observateur : Dans un monde globalisé où nos expertises locales sont plus que jamais demandées à l’étranger, comment maintenir les talents ?

Ibrahima Nour Eddine Diagne : Vous savez, les compétences, on en a toujours eues et on en aura encore tout comme les autres pays africains. Notre problème en Afrique, c’est qu’on n’a pas de dynamiques logiques et prévisibles. On a  des stratégies qui redoublent, qui se répètent, qui se déclarent convergentes mais qui sont totalement concurrentes. Rien qu’au Sénégal, vous avez beaucoup d’incohérences dans la construction de l’économie numérique. Sur des dossiers comme la santé digitale, on traîne le pas depuis plus 15 ans, sans avancees ni sur le plan réglementaire, ni sur la pratique. Ces retards et incohérences répétées incitent les compétences qui ne trouvent pas d’espace d’expression de leur savoir-faire à quitter leurs frontières pour aller vers des marchés beaucoup plus cohérents sur lesquels ils peuvent s’épanouir professionnellement. Tant que cette question ne sera pas résolue, nous nous pourrons pas capter et conserver nos meilleurs talents. Certains d’entre eux choisiront néanmoins de rester au pays par simple amour de la patrie ou par nécessité familiale.

Le Tech Observateur : Comment comprendre dans un pays où il est beaucoup question de souveraineté digitale que l’Etat se tourne le plus souvent vers l’étranger pour les gros chantiers ?

Ibrahima Nour Eddine Diagne : Il faut d’abord savoir que c’est une question de politique d’achat public. La politique d’achat public doit mettre les entreprises nationales en première ligne lorsqu’il s’agit de domaines où les compétences et  l’expertise sont disponibles. Lorsqu’il s’agira de technologies pour lesquelles nous n’avons pas encore d’industrie, nos politiques d’achat politique devraient donc susciter des alliances avec des constructeurs de rang mondial et ne pas simplement cantonner les entreprises locales dans une posture de sous-traitant.  Cette situation n’est pas propre au Sénégal. Elle doit nécessairement être corrigée pour permettre l’éclosion d’un écosystème et d’une industrie numérique. A mon avis, il serait souhaitable de revoir, d’une part, toute notre politique d’achat public pour positionner les entreprises sénégalaises dans la construction numérique du Sénégal et , d’autre part, avoir une stratégie de développement du secteur numérique très cohérente et bien articulée.

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