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Cahier d’hivernage d’un journaliste IT : Quand l’insouciance de la campagne croise la pertinence d’Aminata Sow Fall

Cahier d’hivernage d’un journaliste IT : Quand l’insouciance de la campagne croise la pertinence d’Aminata Sow Fall

Je revois encore les rues sablonneuses de Dégou-Niayes, tracées comme des veines qui irriguaient notre enfance dans ce magnifique village du Gandiol. Nous étions une dizaine d’enfants, indifférents à l’air du temps, libres comme le vent qui se jouait des dunes. Chaque matin, sauf les jeudis et vendredis, nous nous précipitions vers l’école coranique d’Oustaz Djibril. L’école était à quelques pas de nos demeures, mais le chemin paraissait une expédition tant il était chargé d’excitation et de camaraderie.

Nous formions un groupe homogène et joyeux : Magatte Sow, Souleymane, Mamadou Seybatou, Mouhamet Ba, Issa Malal Sow, Daouda Hadjel… Chacun avait son caractère, ses caprices, ses rêves d’enfant. Cette école était notre trésor commun. Nous adorions notre maître, autant que nous tremblions devant ses colères. Comme Thierno dans L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane, Oustaz Djibril incarnait la rigueur, la discipline et la droiture, mais aussi une forme de rudesse presque cruelle.

Je me souviens encore de ses punitions qui commençaient bien avant le premier coup : il trempait lentement une branche dans un seau d’eau, la laissant s’alourdir comme pour donner plus de poids à sa colère. Le simple bruit de l’eau suffoquant autour du bois nous glaçait d’effroi. Et nous, petits disciples, récitions nos versets sur des planchettes de bois, parfois assis sur des nattes encore mouillées des pluies de la veille. L’air sentait la terre gorgée d’eau, l’encens et la sueur mêlés.

Plus terrible encore était le fils du Maitre, Daouda, un enfant d’une incorrection insupportable. Il nous frappait, nous écrasait le crâne avec des théières, et nous n’avions ni droit de réplique ni refuge. Mais malgré la peur, nous revenions chaque jour, mus par une forme de loyauté sacrée à ce savoir que nous recevions comme un don, aussi dur soit-il.

La plaie Mouhameth

Le temps fait son œuvre. Il nous disperse comme le vent d’hivernage disperse les graines. Magatte Sow devient commerçant à Dakar. Mamadou Seybatou partage sa vie entre maraîchage et pêche. Souleymane continue de “bouger” dans le petit commerce. Issa Malal s’efface de nos radars, comme une ombre qui se fond dans le soir.

Et puis, il y a vous deux. Mouhamed, le plus doux d’entre nous, tu pars un matin sur la pointe des pieds, sans bruit, ni adieu. Daouda, mon frère d’aventures, s’évanouit lui aussi. Ton nom se perd peut-être dans les vagues de l’Atlantique, là où se noient tant de rêves d’Europe.

Je n’ai jamais le temps de vous dire que vous êtes mes frères. Je n’ai jamais le temps de vous regarder dans les yeux pour vous le dire. Le jour où j’apprends qu’une pirogue chavire et que ton nom, Mouhameth, s’y mêle, mon cœur chavire à son tour. Depuis, un espace en moi vous attend, un espace que rien ni personne ne peut combler.

Tes parents de Mboumbaye continuent d’éclairer ton souvenir comme deux flambeaux dans la nuit. Leur simple présence m’oblige à rester digne de ton courage, de votre courage. Dieu vous confie à nous sans nous consulter, puis vous reprend sans nous demander notre avis. Et nous acceptons son verdict, avec la certitude qu’Il vous accueille parmi les bienheureux.

L’école française et ma mère héroïque

Un jour, l’histoire change de cours. L’école française ouvrit ses portes à Mboumbaye Gandiol. Ma mère, cette femme d’une audace rare, décide qu’il était temps que j’y entre. Nous étions en 1995. Ce choix, dans un village où beaucoup voyaient l’école occidentale comme un lieu de perdition, a été une véritable révolution.

Je n’oublierai jamais son courage. Pour elle, m’envoyer à l’école française n’était pas une trahison de nos valeurs, mais un pari sur l’avenir. Elle refusait de croire que l’éducation pouvait nous arracher à notre foi ou à notre identité. Grâce à elle, mon horizon s’élargit.

L’école de Mboumbaye était un joyau flambant neuf, un lieu qui capturait les rêves et les passions de tous les enfants. Nous y rencontrons des enseignants inoubliables : Daouda Sow, Khalifa Sy, Babacar Niang. Mais c’est Daouda surtout qui marque le plus mon parcours.

Il avait le don d’ouvrir les fenêtres du monde devant nous. Il nous initie à l’actualité, nous abreuve de culture générale. Je me souviens de sa fameuse rubrique : “À quoi je pense”, qui faisait de chaque fin de cours un moment de suspense et de réflexion. Et la “boîte aux lettres” ! Nous y glissions nos interrogations, nos peurs, nos curiosités, et chaque semaine, il prenait le temps de les lire et d’y répondre.

Daouda me rendait visite, m’encourageait, me nourrissait de cette soif de savoir qui, aujourd’hui encore, m’anime. Il m’a appris à aimer l’apprentissage, à ne pas craindre le monde extérieur.

Quand la littérature rejoint ma vie

Bien des années plus tard, le cercle s’est refermé. Devenu journaliste, j’ai eu l’immense privilège de rencontrer Aminata Sow Fall, dont les mots avaient façonné mon imaginaire d’enfant. Elle m’offrait alors Le Revenant, ce roman qui m’avait bouleversé et que j’avais tant cherché en vain. C’était comme si le destin avait orchestré cette scène pour sceller un pacte : celui de l’enfant de Dégou-Niayes qui, ayant traversé les dunes de la vie, recevait son talisman des mains de celle qui l’avait initié à la puissance des récits. Ce jour-là, j’ai compris que la littérature ne se lit pas seulement : elle nous lit aussi. Elle nous attend au détour d’une rencontre pour nous rappeler d’où nous venons et nous redire qui nous sommes.

Pont entre passé et futur

Chaque saison d’hivernage, quand les pluies rebattent les cartes et que les chemins se ferment, mon cœur s’ouvre à nouveau sur ces souvenirs : les ruelles sablonneuses, les branches trempées d’Oustaz Djibril, le rire de Magatte, le silence de Mouhameth, la persévérance de ma mère, l’école de Mboumbaye et ce livre, Le Revenant, qui m’a appris que les morts, parfois, reviennent dans les pages que nous tournons.

Dans ma prochaine chronique, je reviendrai sur un moment tout aussi marquant : mes retrouvailles avec Oustaz Djibril, alors que j’étais devenu journaliste spécialisé en TIC. Je me souviens de l’avoir retrouvé dans notre quartier et de lui avoir montré comment la digitalisation et l’Intelligence Artificielle facilitaient ma compréhension du Coran qui avait changé de format, quittant les planchettes de bois pour se retrouver dans des applications mobiles et des plateformes en ligne. Le voir sourire, amusé et admiratif, a été pour moi une réconciliation entre le passé et l’avenir : entre la mémoire d’un village et la promesse d’un monde numérique.

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