Mise en oeuvre du “New Deal Technologique”, réactivation du Conseil National du Numérique, dématérialisation des procédures administratives, place du secteur privé numérique, confiance aux acteurs nationaux… C’est un Ibrahima Nour Eddine Diagne rarement aussi exigeant que l’on retrouve sur les grands sujets de l’actualité. L’Administrateur général de GAINDE 2000, tout en saluant les avancées digitales sous Bassirou Diomaye Faye, dresse un diagnostic lucide mais constructif sur la digitalisation au Sénégal. Selon lui, le pays est à un tournant critique : les ambitions sont là, les discours sont porteurs, mais la mise en œuvre reste freinée par un manque de cohérence, de moyens et de coordination.
L’économiste de formation, lui-même membre du CNN, plaide pour une autorité centrale forte, une interopérabilité réelle entre les administrations, et une approche centrée sur l’usager final, qu’il soit citoyen ou entreprise. Pour réussir, il estime que le Sénégal doit dépasser les logiques cloisonnées, mobiliser l’expertise existante comme celle de GAINDE 2000 ou Sonatel et confier au secteur privé la distribution des services numériques tout en garantissant l’universalité et la performance. Le Conseil national du numérique, dont il est membre, arrive selon lui trop tard pour impulser le changement, mais peut encore jouer un rôle sur les sujets de fond comme l’identité digitale ou l’IA.
Le Tech Observateur : Malgré les nombreuses initiatives, la digitalisation peine toujours à réellement décoller au Sénégal. D’après vous, qu’est-ce qui explique cette lenteur persistante ?
Ibrahima Nour Eddine Diagne : D’abord, il faut préciser que le Conseil National du Numérique est annoncé, mais n’est pas encore installé. Je pense que c’est l’agenda digital du Sénégal qui est très surchargé, car nous sommes dans une situation où il y a une exigence de piloter la continuité des initiatives numériques qui ont déjà été entreprises et en même temps de procéder à une redéfinition de la logique numérique sur laquelle le Sénégal veut se positionner avec des ambitions très élevées. Nous sommes donc dans un carrefour assez complexe où d’énormes chantiers se dressent devant nous avec peu de moyens. Aujourd’hui, c’est vrai que si on regarde la montre, on peut penser qu’on ne va pas assez vite, mais on pourrait comprendre que tous les instruments ne puissent pas être mis en place dans ce contexte où tout est urgent.
Le Tech Observateur : En quoi la dynamique actuelle pourrait-elle réussir là où les précédentes ont échoué ? Voyez-vous des signaux clairs qui laissent espérer un tournant décisif ?
Ibrahima Nour Eddine Diagne : Alors déjà, vous dites qu’on devrait faire mieux. Moi, je dirais plutôt que ce n’est pas qu’on doive faire mieux, on doit nécessairement faire bien, cohérent et vite. L’amorçage d’une nouvelle approche est toujours quelque chose qui doit être fortement soutenu par les autorités. Ce que je note et qui peut susciter l’espoir de voir éclore un véritable Sénégal numérique, c’est que cette fois-ci, la question numérique est intégrée dans tous les discours et toutes les politiques publiques. On parle numérique quand on aborde des questions sociales, économiques, d’emploi, de jeunesse, de culture, … Quel que soit le domaine abordé, vous verrez que la dimension du numérique est évoquée, aussi bien par les acteurs privés que par l’État. Cette prise de conscience, et sa matérialisation dans le cadre d’une démarche cohérente est de nature plutôt rassurante. Je ne pense pas qu’il y ait un seul acteur social ou économique qui ne partage pas la conviction que le numérique est un accélérateur devenu indispensable à toutes les ambitions nationales de développement.
Le Tech Observateur : Au-delà des discours, certains actes récents comme les réunions avec les DSI ou les régulateurs de marchés semblent indiquer une volonté d’agir concrètement. Ces signaux vous paraissent-ils suffisants pour dire que les choses changent vraiment ?
Ibrahima Nour Eddine Diagne : C’est l’étape du plaidoyer. Les autorités ont sans doute compris qu’il faut beaucoup de pédagogie à côté d’une politique déterminée de transformation. Il faudra encore beaucoup d’efforts pour entrainer tout l’écosystème vers les nécessaires ruptures et transformations. Ce qui vous mentionnez participe sans doute à cette démarche. Il s’agit de convaincre tous les acteurs, qu’ils soient publics, privés ou de la sphère sociale, de s’engager. Ce que je vois, et qui pourrait être différent des constructions précédentes, c’est qu’on veut une dynamique cohérente. On ne semble plus privilégier la superposition d’initiatives disparates et souvent antagonistes. Il semble qu’on soit désormais à l’heure de la cohérence et surtout au début de l’ère du secteur privé national. Vous avez évoqué la notion d’interopérabilité. Nous étions habitués, au Sénégal, à faire de l’investissement cloisonné, chaque secteur suivant le dictat d’un bailleur en dupliquant systématiquement les efforts et en augmentant au passage considérablement les couts de fonctionnement. Ce défaut de cohérence entraînait des surcoûts et un échec en termes de mutualisation des efforts.
Aujourd’hui, les efforts numériques doivent produire de la cohérence pour optimiser les coûts, pour construire des systèmes résilients, autonomes et surtout pour produire du résultat. Le résultat, ce n’est pas de prendre une procédure, de la digitaliser et de la ranger dans un tiroir. Le plus gros défi aujourd’hui au Sénégal ce n’est pas de délivrer, mais plutôt de construire des solutions qui marchent et qui sont utilisées. Nous avons construit en 2002 une digitalisation aboutie, multi-acteurs et interopérable. Cela fait 23 ans et nous disons tous les jours que nous sommes disponibles pour aider, partant de notre expérience. Nous sommes parfois compris et parfois incompris.
Par conséquent, le défi n’est pas dans la vision, mais plutôt dans l’orchestration des efforts et dans l’opérationnalisation des solutions. Pour cela, il me semble nécessaire de convier toutes les forces vives de la nation et de ne pas penser qu’on peut se passer de l’expérience et des bonnes pratiques. Le Guichet unique ORBUS va bientôt fêter ses 25 ans. Il y a une mine de bonnes pratiques issues de la pratique réelle, et ce serait une erreur de ne pas en tirer profit. En ayant une approche technologique uniquement, on prend le risque de verser dans le cercle vicieux des logiques inachevées où les solutions existent mais ne fonctionnent pas au point qu’elles finissent par être obsolètes et donc, on en fait de nouveaux chantiers tous les 5 ans. C’est la logique dans laquelle nous sommes depuis 25 ans.
Le Tech Observateur : À vos yeux, quelles seraient les mesures concrètes et prioritaires à prendre pour que cette fois soit enfin la bonne ?
Ibrahima Nour Eddine Diagne : Il faut une autorité centrale en charge de la digitalisation. Un État qui se digitalise oblige tous ses tiers à se digitaliser, citoyens comme entreprises. L’administration doit être une force d’induction. Le travail sur l’interopérabilité et l’identité digitale est fondateur. Ma perception après 25 ans, c’est qu’il ne faut pas poser de préalables : il faut tout faire en même temps mais avec une grande intelligence dans les articulations.
Pour ce qui est de l’approche intégrée, certaines administrations voudront conserver leur informatique interne. Il faudra alors une démarche très ciblée pour les convaincre de s’ouvrir tout en gardant leurs prérogatives métiers. C’est ainsi qu’on répondra aux besoins de l’administration et du citoyen. La chose la plus importante, c’est de ne jamais perdre de vue les finalités et de s’autoriser en permanence une agilité dans la démarche. Digitaliser la santé, par exemple, ce n’est pas penser à l’hôpital ou au médecin. La cible, c’est le patient. Toute approche centrée sur autre chose, ratera sa cible et engloutira des milliards.
Chez GAINDE 2000, nous avons réfléchi à ces sujets depuis plus de 10 ans. Nous avons pris contact avec les autorités successives pour le dire, mais nous n’avons jamais été pas été interpelés. Nous voyons dans la presse des avancées sur des questions sur lesquelles nous sommes convaincus de pouvoir apporter des valeurs ajoutées, mais nos appels restent vains. Il ne s’agit pas d’intérêts commerciaux car nous sommes une émanation de la volonté publique. J’entrevois sur la santé digitale un risque de gouvernance avec un focus concentré sur les moyens et non sur les finalités.
Le Tech Observateur : Quel rôle le Conseil national du numérique, dont vous êtes membre, peut-il jouer dans cette nouvelle dynamique de transformation numérique ?
Ibrahima Nour Eddine Diagne : Le Conseil national du numérique arrive avec un train de retard. La conception faisait sens mais le moment semble inopportun car la construction numérique du gouvernement du Sénégal est déjà en marche et n’a plus besoin de conseil mais plutôt de bras. C’est un organe consultatif. Il formule des recommandations. Dans la mesure où le gouvernement est déjà dans le temps de l’action, le CNN peut contribuer, mais il arrive avec un train de retard. Il aurait dû au moment de sa mise en œuvre en 2019 faire le travail qui était attendu de lui. Quand quelqu’un est déjà lancé, ce n’est plus du conseil dont il a besoin, mais d’accompagnement dans la conduite du changement.
Cela dit, nous ne sommes pas gênés par cette approche. Quand on nous sollicite, on répond. Sinon, on ne revendique pas une place. Le CNN pourrait ne presque jamais se réunir si la dynamique d’exécution continue ainsi. Mais pour des sujets moins urgents, comme l’identité numérique ou l’IA, oui, le CNN peut être utile. Sur la digitalisation, le mouvement a commencé avant même que le conseil ne soit opérationnel.
Le Tech Observateur : Et GAINDE 2000, concrètement, qu’est-ce que l’entreprise peut apporter à l’État et aux citoyens dans ce chantier numérique piloté par le nouveau pouvoir ?
Ibrahima Nour Eddine Diagne : Nous l’avons dit partout. Nous ne sommes pas une solution, mais une expérience. Nous sommes prêts à mettre à disposition notre technologie, notre capital expérience et notre savoir-faire en conduite du changement. Nous avons des outils avancés, comme ceux sur la signature électronique ou l’identité digitale.
Nous attendons que l’État ouvre des chantiers de collaboration et de mutualisation où nous pourrons exposer tout cela. Une entreprise de 23 ans qui a construit des guichets uniques, connectant plusieurs entités différentes, ce n’est pas courant. Nous avons réduit des délais de traitement drastiquement des formalités du commerce extérieur en les faisant passer de 15 jours à 0.5 jour et avec zéro papier. Ce serait dommage de limiter cette expérience au commerce extérieur uniquement.
Le Tech Observateur : Enfin, comment faire pour que chaque Sénégalais, y compris ceux vivant en milieu rural, bénéficie réellement des retombées du numérique ?
Ibrahima Nour Eddine Diagne : L’universalité du service publique est un vrai enjeu. Pour cela, je pense modestement qu’une fois les constructions centrales faites, l’État ne devrait pas gérer la distribution des services numériques aux citoyens. Ce rôle doit revenir au secteur privé avec une obligation de service universel. C’est ce qu’on appelle créer un écosystème. Cela permet de générer de la valeur, de la richesse, de l’emploi et de financer l’accès universel.
L’État doit être au centre et laisser la périphérie au privé. Mais, il doit aussi se doter d’indicateurs de performance (KPI) pour évaluer l’effectivité et l’impact réel des services digitalisés. On ne doit pas juste être dans la culture du résultat, mais dans celle de la performance. Car la performance, c’est faire le mieux possible avec ce qu’on a et ne pas juste se limiter à faire.